Depuis plus d’un demi-siècle, le Maroc cherche la formule d’une école capable à la fois de transmettre le savoir, d’incarner l’identité nationale et de répondre aux besoins d’un marché du travail mondialisé. À chaque décennie, une réforme: arabisation, programmes d’urgence, chartes, visions stratégiques… toutes promettent une renaissance éducative, aucune n’a tenu ses promesses.
Comment en est-on arrivé là? Pourquoi, malgré des milliards investis et des textes ambitieux, les mêmes problèmes persistent depuis les années 1970? Retour sur une histoire de réformes successives où chaque espoir a fini par se heurter au mur de la réalité.
Les promesses brisées de l’arabisation
Au lendemain de l’indépendance, le Maroc veut se réapproprier son école. Dans les années 1960, l’arabisation s’impose comme un acte fondateur de souveraineté: il s’agit de tourner la page du protectorat et d’inscrire les élèves dans une identité nationale retrouvée.
Mais le passage se fait brutalement. «Du jour au lendemain, on a décidé d’arabiser sans former les formateurs, sans donner le temps aux élèves de s’adapter à une nouvelle langue, et sans disposer des supports pédagogiques», rappelle Soumaya Naamane Guessous, sociologue marocaine. Les enseignants, souvent formés en français, se retrouvent démunis; les manuels arrivent en retard; les classes deviennent des lieux d’expérimentation improvisée.
Ce bouleversement crée une rupture durable: les élèves étudient en arabe jusqu’au baccalauréat, avant de retrouver le français à l’université, notamment dans les filières scientifiques et techniques. «L’arabisation a été conçue comme un outil d’émancipation culturelle, mais elle a produit une rupture avec le monde du travail et de la science», souligne-t-elle.
En cherchant à réparer une domination linguistique, la réforme en crée une nouvelle: celle qui oppose, jusqu’à aujourd’hui, l’école publique arabophone et l’école privée francophone.
Les années 1980-1990: quand l’école publique se fracture
Les années 1980 marquent le début du délitement de l’école publique. Le Maroc connaît alors une explosion démographique et un ralentissement économique. Les classes se surchargent, les moyens se raréfient et le corps enseignant se démotive.
Dans les villes, les familles qui en ont les moyens se tournent vers le privé ou les missions étrangères. Les autres n’ont d’autre choix que de rester dans le public. «Les parents aujourd’hui se saignent à blanc pour mettre leurs enfants dans le privé, parce qu’ils savent qu’ils n’ont aucune chance dans le système public», témoigne la sociologue.
Cette fuite vers le privé consacre une fracture sociale et linguistique: les élites continuent à maîtriser le français et à accéder aux meilleures formations, tandis que l’école publique produit des diplômés souvent désarmés face au marché du travail. La langue devient un marqueur de classe et l’éducation, au lieu de réduire les inégalités, commence à les reproduire.
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À la fin des années 1990, le diagnostic est sans appel: taux d’abandon élevés, analphabétisme persistant, manque de formation des enseignants. Sous feu le roi Hassan II, la Commission Spéciale Éducation-Formation (COSEF), est chargée d’élaborer une refonte complète du système. De là naît la charte nationale d’éducation et de formation, considérée comme un «contrat moral» pour une école rénovée.
Soumaya Naamane Guessous s’en souvient: «Ils ont été très nombreux, ils sont allés benchmarker à travers le monde… mais la montagne a accouché d’une souris. On y a cru, sans résultats.»
La charte ambitionne de moderniser les programmes, d’améliorer la formation des enseignants et de généraliser la scolarisation. Mais la réforme reste technocratique, centrée sur des textes plutôt que sur les pratiques. «Aucune réforme n’a porté ses fruits parce qu’on oublie toujours le rôle de l’enseignant. C’est lui qui doit porter cette réforme, or il n’est pas formé pour», insiste-t-elle.
2009-2012: le programme d’urgence
Dix ans plus tard, l’État tente une relance spectaculaire: le programme d’urgence injecte des milliards de dirhams pour accélérer la mise en œuvre de la charte nationale d’éducation et de formation. Nouvelles infrastructures, équipements numériques, formation continue, lutte contre le décrochage: encore une fois, sur le papier, tout y est. Mais sur le terrain, les effets se font à peine sentir. Les rapports de la Cour des comptes dénoncent un manque de transparence et une absence de suivi. Les enseignants, souvent démotivés, ne se sentent pas impliqués dans la réforme.
«Les enseignants cumulent les difficultés: mal rémunérés, marginalisés et rarement consultés, ils peinent à trouver leur place dans un système qui les néglige. Certains en viennent à adopter des méthodes autoritaires, faute d’accompagnement. Résultat: les salles de classe restent prisonnières de programmes centrés sur la récitation et la mémorisation, loin de toute pédagogie fondée sur la créativité», explique la sociologue. Résultat: des élèves «têtes pleines» mais sans esprit critique, une déscolarisation qui s’aggrave et une fracture qui s’élargit entre les zones urbaines et rurales.
En 2015, le Conseil supérieur de l’éducation, de la formation et de la recherche scientifique (CSEFRS) lance une Vision stratégique 2015–2030, censée corriger les erreurs du passé. Trois grands axes structurent cette vision: l’équité, la qualité et la gouvernance.
Mais pour Soumaya Naamane Guessous, le problème reste le même: «On prend des décisions sans faire d’études sur place. Les décideurs sont très souvent coupés de la réalité. Ils ne vont pas voir ce qui se passe dans le rural, où c’est la catastrophe: absentéisme, abus, manque de contrôle».
Les réformes s’enchaînent à Rabat, mais sans concertation réelle avec ceux qui font vivre l’école: les enseignants. Les syndicats, parfois, bloquent les changements. Les universités s’opposent à certaines réformes, notamment via des grèves, paralysant l’ensemble du système. «C’est un tout. Jamais l’enseignement n’a fait partie d’un projet de société. On colmate des brèches. Tout reste dans le court terme», résume-t-elle.
2019: la loi-cadre 51.17
La loi-cadre 51.17, adoptée en 2019, tente de donner un cadre légal durable à la Vision 2015-2030. Son point le plus controversé: la réintroduction du français pour l’enseignement des matières scientifiques au secondaire. Pour ses partisans, c’est une mesure pragmatique, adaptée aux réalités du marché du travail mais pour ses détracteurs, c’est une trahison du projet d’arabisation.
Mais au-delà du débat linguistique, la loi-cadre cherche à renforcer l’autonomie des établissements et la formation des enseignants. Là encore, la mise en œuvre reste lente et inégale.
Pendant ce temps, le fossé entre le public et le privé continue de se creuser. «Aujourd’hui, un bachelier de l’enseignement public est incapable de formuler une phrase en français», constate la sociologue. «À l’université, je donne 70% de mes cours en arabe pour être comprise. Et pourtant, certains de ces étudiants-là deviennent ensuite enseignants de français.»
En retraçant soixante ans de réformes, un constat s’impose: aucune politique éducative n’a résisté à l’épreuve du terrain. Les gouvernements successifs ont cherché à moderniser sans harmoniser, à corriger sans écouter. L’école marocaine n’a pas échoué faute d’idées, mais faute d’ancrage dans la réalité. Les réformes se sont faites sans les enseignants, sans le monde rural, sans dialogue avec les acteurs de terrain.
Et pendant ce temps, une génération après l’autre se heurte à un système qui ne prépare ni à penser, ni à travailler. «Les diplômés n’ont pas le niveau qu’ils devraient avoir pour prétendre à des postes», déplore notre source. «Ce n’est pas qu’il n’y a pas d’emploi, c’est qu’on ne forme plus les bons profils.»
Le Maroc a fait du préscolaire un modèle de coordination intersectorielle réussie, preuve qu’un changement est possible quand il est pensé sur le long terme et porté par tous. Reste à espérer que l’école publique, un jour, puisse bénéficier du même sérieux.
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